Chapitre 12

 

Mathilde a plus d’une heure de retard, elle ne se dépêche pas, n’accélère pas le pas, elle n’appelle pas pour prévenir qu’elle est sur le point d’arriver. De toute façon, tout le monde s’en fout. Peu à peu, Jacques a réussi à lui enlever tous les projets importants sur lesquels elle travaillait, à l’éloigner de tout enjeu, à réduire au minimum ses échanges avec l’équipe. À grand renfort de réorganisations, de redéfinition des missions et des périmètres, il est parvenu en quelques mois à la dépouiller de tout ce qui constituait son poste. Sous des prétextes divers de plus en plus obscurs, il a réussi à l’écarter des rendez-vous qui auraient pu lui permettre de se maintenir informée, de s’intégrer dans d’autres projets. Début décembre, Jacques lui a adressé un mail pour lui signaler qu’elle devait impérativement solder les deux jours de RTT qu’elle n’avait pas pris sur l’année en cours. Il a attendu la veille de son départ pour fixer au lendemain un pot impromptu réunissant tout l’étage. Il a repoussé dix fois la date de son entretien annuel d’évaluation, a fini par lui annoncer que celui-ci n’avait plus lieu d’être, sans autre explication.

 

 

Dans la rue qui longe les voies, Mathilde s’est arrêtée. Elle fait face à la lumière, le temps de sentir le soleil sur son visage, de laisser cette tiédeur caresser ses yeux, ses cheveux.

Il est plus de dix heures et elle pousse la porte de la Brasserie de la gare.

Il est plus de dix heures et elle s’en fout.

 

 

Bernard, torchon sur l’épaule, l’accueille avec un large sourire, « alors la miss, on t’a pas vue vendredi, pour le Loto ? »

Maintenant elle joue au Loto deux fois par semaine, lit son horoscope dans Le Parisien et consulte des voyantes.

— J’avais pris ma journée pour accompagner la sortie scolaire de mon fils au Château de Versailles. L’instit’ avait besoin de parents.

— C’était bien ?

— Il a plu toute la journée.

Bernard émet un grognement de compassion, se retourne vers le percolateur pour lui préparer un café.

 

 

Mathilde se dirige vers une table. Aujourd’hui c’est le 20 mai, alors elle ne va pas rester debout. Aujourd’hui, le 20 mai, elle va s’asseoir parce qu’elle a mis plus d’une heure trente pour arriver et qu’elle porte des talons de huit centimètres.

Elle va s’asseoir parce que personne ne l’attend, parce qu’elle ne sert plus à rien.

 

 

Bernard pose la tasse devant elle, tire la chaise de l’autre côté de la table.

— C’est petite mine, hein, ce matin ?

— C’est petite mine tous les jours.

— Ah non, la semaine dernière, quand on t’a vue entrer avec ta robe toute fluide, toute légère, on s’est dit que ça sentait le printemps ! Hein, pas vrai, Laurent ? C’est le printemps, Mathilde, tu vas voir, et la roue tourne comme le bas des robes à fleurs.

 

 

Les gens gentils sont les plus dangereux. Ils menacent l’édifice, entament la forteresse, un mot de plus et Mathilde pourrait se mettre à pleurer. Bernard est repassé derrière son comptoir, il s’affaire, lui adresse de temps à autre un sourire ou un clin d’œil. À cette heure le café est presque vide, il prépare les sandwichs et les croque-monsieur, le coup de feu du déjeuner. Il chantonne un air qu’elle connaît sans le reconnaître, une de ces chansons d’amour où il est question de souvenirs et de regrets. Les habitués, accoudés au comptoir, le regard dans le vague, écoutent dans un silence religieux.

 

 

Mathilde fouille dans son sac à la recherche de son porte-monnaie. Sans succès. D’un geste brusque, agacé, elle en renverse le contenu sur la table. Au milieu des objets étalés devant elle – clés, Nautamine, rouges à lèvres, rimmel, paquets de Kleenex, tickets restaurants – elle découvre une enveloppe blanche, sur laquelle elle reconnaît l’écriture de Maxime : Pour maman. Elle déchire le rabat. À l’intérieur, elle aperçoit une de ces cartes à la mode qui ont envahi les cours d’école, que ses fils achètent à prix d’or par paquets de cinq ou de dix. Des cartes avec lesquelles ils s’affrontent à longueur de journée et qu’ils passent leur temps à s’échanger. Mathilde commence par déplier le petit mot qui accompagne la carte. D’une écriture appliquée, sans aucune faute d’orthographe, son fils a écrit : « Maman, je te donne ma carte du “Défenseur de l’Aube d’Argent”, elle est très rare mais c’est pas grave, je l’ai en double. Tu vas voir, c’est une carte héros qui te protège pour toute ta vie. »

 

 

Le Défenseur de l’Aube d’Argent porte une armure somptueuse et brillante, il se détache sur un fond sombre et tourmenté, de la main gauche il tient une épée, tandis que de l’autre il brandit un bouclier immaculé face à l’ennemi qu’on ne voit pas. Le Défenseur de l’Aube d’Argent est beau et digne et courageux. Il n’a pas peur.

Sous l’image, on peut lire le nombre de points que la carte représente, ainsi qu’un court texte qui résume sa vocation. « Le Défenseur de l’Aube d’Argent combat sans pitié toutes les manifestations du mal qui infectent Azeroth. »

 

 

Mathilde sourit.

Au verso, sur un fond ocre recouvert de nuages opaques, le nom du jeu est inscrit en caractères gothiques : World of Warcraft.

Il y a quelques jours, Théo et Maxime lui ont expliqué que les cartes Pokémon et Yugi-Ho, dans lesquelles ils ont englouti tout leur argent de poche depuis des mois, sont désormais dépassées. Has been. Reléguées au placard. Maintenant « tout le monde » possède des cartes World of Warcraft, et « tout le monde » ne joue plus qu’à ça. Privés de cartes WOW, ses fils étaient devenus par conséquent des ringards, des moins que rien, des démunis.

Samedi dernier, Mathilde leur a acheté deux paquets chacun, ils étaient fous de joie. Ils ont fait quelques échanges entre eux, ont défini des stratégies d’attaque et de défense, se sont entraînés toute la journée pour leurs prochains combats. Des combats virtuels menés dans les cours d’école, à même le sol, auxquels elle ne comprend rien.

 

 

Mathilde glisse le Défenseur de l’Aube d’Argent dans la poche de sa veste. La carte lui a donné le courage de se lever. Elle laisse la monnaie sur la table, range ses affaires dans son sac, salue Bernard d’un signe de la main, pousse la porte du café.

 

 

À des centaines de mètres de hauteur, elle tangue, se rattrape, avance l’autre pied. Le moindre souffle, le plus petit éblouissement, peut la faire basculer. Elle est parvenue à ce point de fragilité, de déséquilibre, où les choses ont perdu leur sens, leurs proportions. À ce point de perméabilité où le plus infime détail peut la submerger de joie ou bien l’anéantir.

Les heures souterraines
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